Salut, c'est Nemo, j'espère que vous allez bien. Moi, tout roule, tout est un cercle. Cette semaine, on continue d'explorer les méandres du Wu-Tang Clan. Après RZA, Jim Jarmusch et Ghost Dog, cap sur le plus fêlé d'entre eux : Ol' Dirty Bastard.
Comme beaucoup de mes souvenirs du Wu-Tang, mon histoire avec Ol Dirty Bastard alias ODB commence par des clips. Je me souviens de la première fois où j'ai vu le clip de “Brooklyn Zoo” avec cet enchevêtrement de types dans un couloir et ODB avec son bonnet qui passait les yeux et les lunettes, ses grillz pointus et ses yeux révulsés. Si on ajoutait son style de rap vraiment très peu conventionnel, on avait là sûrement un des plus gros électrochocs de ma vie musicale.
Et il y avait un autre détail qui m’a marqué pour toujours dans ce clip de “Brooklyn Zoo”, c’est que la version censurée, celle qu’on voyait à la télé, était truffée de petits bruitages que je pouvais ressortir de façon millimétrée. Il y avait des cliquetis d’armes, des bruits de bouches chelous et des sortes d’adlibs d’ODB qui rendait ses paroles aussi cryptées qu’hypnotisantes. Je pense qu’avec le clip de Capone and Noreaga, “T.O.N.Y.”, c’était vraiment les deux seuls morceaux où je préférais la version censurée à la version explicite. “T.O.N.Y.” il y avait des bruits de flèches carrément. Bref, vraiment tout mon kiff d’ODB vient de ce clip de “Brooklyn Zoo” et ses bruitages étranges.
Génération MTV
A cette époque, j’allais chez mon pote du lycée Oliver et on passait beaucoup de temps à regarder des clips musicaux. Oliver était une des seules personnes que je connaissais qui avait le câble chez lui. Et donc MTV en 1994 et 1995. J’ai ainsi pu voir des clips en exclusivité comme le “Sabotage” de Beastie Boys qui m’a lancé dans une passion dévorante pour l’album Ill Communications où j'ai découvert Q-TIp de A Tribe Called Quest, mon rappeur / producteur préféré mais c'est une autre histoire.
Je me souviens alors d’un autre clip d’Ol' Dirty Bastard qui ne passait pas vraiment régulièrement et qui était vraiment méga chelou. Faut savoir qu’à l’époque, on ne choisissait pas de regarder ce qu’on voulait, on tombait souvent sur les clips souvent par hasard, sans introduction, sans remise dans le contexte. Cette fois-ci, il s’agissait du remix de Shimmy Shimmy Ya, l’autre tube d’ODB, mais là avec E-40 et MC Eiht sur une production des Studio Ton.
C’est un morceau 100 % Bay Area et à l’époque, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. Je crois que c’était la première fois que je voyais E-40, un rappeur que j’allais énormément écouter plus tard. Je sentais juste que les basses étaient assassines, que le flow était différent, c’était west coast quoi mais il y avait un petit truc qui m’attirait, je n’arrivais pas à dire quoi. Il y avait des effets visuels complètement dingues avec des flammes, on aurait dit des pochettes de Master P ou Cash Money mais en vidéo. Et dès la première image, ODB dansait bizarrement, totalement en sueur et prenait sa chaussure pour jouer avec comme si il la lançait sur l’écran ou qu’il s’en servait de téléphone. Bizarrement ce détail m’a marqué pour toujours, quand je pense à ODB, je pense toujours à un mec avec une seule chaussure.
La force du clip disruptif
D’ailleurs le clip de ODB avec Busta Rhymes pour le remix de “Whoo Ahh” était vraiment attendu comme un évènement. C’était les deux personnalités les plus folles du rap américain qu’on retrouvait sur un même morceau et je me rappelle de voir ce clip en boucle. On les voyait en camisole de force, gesticulant et faisant des trucs dingues et le morceau était incroyable. C’était une grosse période du rap américain où tout était permis.
C’est à cette période qu’il va s’installer un lien que je n’avais pas du tout vu venir. En vrai, le style Wu-Tang était hyper dur, très sauvage, sans fioriture, très brut et ODB va réussir à mélanger ça avec la pop du moment, c’est-à-dire le R&B. Et tout va être condensé dans un morceau de Mariah Carey qu’on connait tous, “Fantasy”. Car sur le remix on retrouve Ol' Dirty Bastard avec un de ses meilleurs couplets. Il enchaîne alors avec un featuring pour Blackstreet où on retrouve aussi Slash le guitariste de Guns N’ Roses puis aussi un remix de "Whatever" du groupe En Vogue, un quatuor vocal que j’adorais à l’époque, remix de Rashad Smith proche de Busta Rhymes, Q-Tip. Tout est un cercle.
Bref, Ol' Dirty bastard est en train de devenir le featuring préféré des groupes de R&B pour ajouter une dose de folie, une dose très brute, du rap pure et dure mais un peu fantasque. On est en 1997, le Wu-Tang est le groupe le plus important du rap du moment ils viennent de sortir Wu-Tang Forever un double album classique, tous les rappeurs ou presque ont sorti déjà leur premier album solo, et c’est un raz-de-marée du Wu des Killa Bees, absolument partout sur la planète. Pourtant le groupe a du mal à s’imposer dans le Billboard et à passer au-dessus des gros tube pop du moment et c’est finalement Ol Dirty Bastard qui va en 1998, exploser complètement ses records avec un morceau qui deviendra légendaire “Ghetto Superstar”.
Et c’est encore le clip qui a marqué les esprits car il est totalement atypique et qu’il passait vraiment 10 fois par jour à l’été 1998 sur toutes les chaînes musicales mondiales. Le clip commençait par un meeting politique très américain avec Warren Beatty en tant que politicien, clairement en parodie de Bill Clinton. On retrouvait la chanteuse Mya comme journaliste puis effet spécial incroyable : Warren Beatty enlève comme un masque en plastique de sa tête et en dessous, on a Pras des Fugees (ouais le 3ème dont on ne se rappelle jamais). Pras se met alors à rapper sous les flashs et les projecteurs. Toutes les personnes qui ont vu au moins une fois ce clip ou qui connaissent ce morceau, ont directement cette image en tête : Pras sous le masque de Warren Beatty. Mais pourquoi en fait ? Quel est le but ? C’est quoi ce délire ?
Ce qu’on n’a un peu oublié, c’est que ce morceau et ce clip sont en fait reliés à un film de et avec Warren Beatty justement nommé Bulworth. Et ce film a une histoire peu commune. Déjà Warren Beatty en a fait un vrai pamphlet politique, une satire à plein de niveaux avec un sujet fort : le vote des afro-américains pour les démocrates dans les années 1990. Dans le film, Jay Bulworth est un sénateur désabusé, ruiné et suicidaire qui brigue un nouveau mandat sans y croire. Il décide alors de mettre un contrat sur sa tête et pour ses derniers jours de vie, balance tout ce qu’il pense du système et de la politique.
Rap et politique au cinéma
Dans cette fuite en avant, il rencontre Halle Berry et devient une sorte de clochard céleste qui parle en horrible slam rap mais dit la vérité. J’ai revu le film pour écrire ce podcast et il y a vraiment toutes les années 1990 dedans. Une fascination étrange pour la culture afro-américaine via le Hip Hop et le rap partout dans le film mais aussi le langage, l’univers et le choc des habitudes. Warren Beatty a mis 6 ans à écrire et réaliser ce film et jusqu’au dernier moment, il hésite à le sortir. Il demandera l’avis de beaucoup d’amis acteurs, scénaristes ou réalisateurs pour être sûr que le message sera compris. Il appelle même les spécialistes Aaron Sorkin alors sur la très bonne série The West Wing pour faire des ajustements qui ne seront pas crédités.
Avec 25 ans de recul, le film est très intéressant, parfois drôle dans cette façon gauche de Warren Beatty alors âgé de 61 ans de se rapprocher du mouvement Hip Hop à sa façon et de s’en approprier les codes. Mais c’est justement cette appropriation, se transformant parfois en parodie ratée, qui fait que le film rate parfois le coche.
Après c’est justement parce que le film prend des risques, qu’il n’est pas politiquement correct que son propos touche un peu plus. D’ailleurs, 10 ans après, pendant sa campagne pour être président, Barack Obama fera parfois au film en disant qu’il allait être “100% Bulworth”. En gros, qu’il allait arrêter la langue de bois et juste dire les vérités pas toujours faciles à entendre ou à comprendre. Après tout ça, on comprend mieux finalement cette scène du clip où Warren Beatty enlève son masque et Pras Michael apparaît dessous.
Ce film très américain dans sa structure et son propos est totalement inconnu en Europe. Ce qui n’est pas le cas de sa musique. Déjà, petit fait amusant, Warren Beatty avait demandé une BO d’Ennio Morricone à la base. Les producteurs n’étaient pas hyper opé car Ennio est super chaud et réputé plutôt chiant. Mais Warren le garde et Ennio lui sort 50 minutes de BO à sa façon. Au final, Warren n’a gardé que 10 minutes de sa composition et a remplacé tout le reste par du Hip Hop, du Rap et du R&B. Dont le fameux “Ghetto Superstar” qu’on entend dans un club semi-clandestin à un moment.
A l’époque, les BOs de films sont aussi lucratives que les films, surtout si elles sonnent Rap. Là, dans celle de Bulworth, on retrouve Dr.Dre, Ice Cube, KRS One, LL Cool J, Public Enemy, B-Real de Cypress Hill, Black Eyed Peas avant la fame, Eve et une grande partie du Wu-Tang avec RZA, Method Man et Cappadona. On se retrouve alors avec des mélanges étranges qui passent de la musique symphonique d’Ennio à des morceaux de rap fin 90’s, un mélange aussi étrange et équilibriste que le film lui-même. Et bien sûr, on retrouve “Ghetto Superstar”, LE tube de la BO qui est à 200 millions d’écoutes sur Spotify donc vraiment un classique qui dure dans le temps.
Le business de la BO
Et c’est là qu’on revient sur le sujet Ol' Dirty Bastard car la conception de ce morceau, la chimie si spéciale qui en fait un tube et même la présence d’ODB, tout est un accident. La BO sort chez Interscope qui était le terrain de jeu de Jimmy Iovine. Et Jimmy vient de commencer son rapprochement avec Dr.Dre qui signe le premier single de la BO avec LL Cool J. On est un an avec la déflagration 2001.
En deuxième single, Jimmy veut placer les Fugees. Problème : ils sont tous en solo maintenant. Donc ça sera un morceau de Pras seulement produit par Wyclef. A cette période, Wyclef est dans les reprises pop rap, il vient de cartonner avec sa reprise des Bee Gees, Stayin Alive. Avec Jimmy, ils parlent de reprendre un autre tube, “Islands in The Stream”, un duo de Dolly Parton et Kenny Rogers sorti en 1983.
Et là encore, on retrouve un cercle avec ce morceau de Dolly Parton et Kenny est écrit par ? Les Bee Gees. Oui, comme la reprise tube du moment de Wyclef. Bref, Wyclef produit un morceau bien pêchu avec une basse comme il sait les faire. Et ils écrivent un refrain avec Pras, reprenant la mélodie de “Islands in The Stream”. Et ils cherchent alors l’interprète du refrain, Wyclef veut Mary J, Pras veut Brandy ou Monica, aucune n’est dispo. C’est alors que va se passer une sorte de conte de fée. Ou une farce, suivant comment on la raconte.
L'accident "Ghetto Superstar"
Pras est en studio à Los Angeles, il travaille sur son couplet pour la BO de Bulworth. Et là, une équipe d’une dizaine de gars débarquent dans le studio sans crier gare. Pras reconnaît Ol Dirty Bastard du Wu-Tang parmi eux. Les Fugees et le Wu-Tang, ce n’était pas la grande histoire d’amour au milieu des années 1990. Wyclef faisait un peu l’ambassadeur mais à cette période, Pras n’avait jamais rencontré ODB. ODB dit alors : “Qu’est ce que vous foutez dans ma session ?” Commence alors un quiproquo où Pras explique que c’est lui qui a booké cette session et que c’est eux qui ne sont pas à la bonne place. ODB demande s’il est bien à New York, Pras est perdu, le quiproquo dure longtemps. Et le son de Wyclef tourne toujours derrière.
Et là, ODB dit “C’est quoi ça ? J’aime bien, je veux poser dessus”. Pras ne sait pas comment se débarrasser de cette équipe, il se dit “OK pourquoi pas” dans l’idée de virer l’enregistrement plus tard si c’est nul. ODB s'assit quelques minutes, pensif, puis il demanda directement à rentrer dans la cabine. Et là, il commence par envoyer des petits bruitages dans le micro, des râlements, des sons, des fréquences, un peu comme les bruits de censure dans “Brooklyn Zoo” dont je vous parlais au début. Pras est perdu. Il passe comme ça quelques minutes à enregistrer des vocalises, des bruits de bouches et autres grincements, comme un puzzle d'onomatopées. Pras se demande quand ce bordel va se finir. Et là, ODB demande une autre piste d’enregistrement et là, on comprend des mots, des flows, du rap. ODB pose son couplet. Il avait fait toutes les pistes d’ambiance avant. Là, il posait son couplet SUR ses pistes d’ambiance. Personne ne fait ça. Jamais, surtout à l’époque. Sauf Ol Dirty Bastard.
Voilà, Pras et Wyclef kiffent grave le couplet d’ODB, ça amène un nouveau truc au morceau, il faut juste trouver une chanteuse qui fera l’affaire. Pras et Wyclef font enregistrer plusieurs voix en test mais personne ne passe au-dessus du lot. Jimmy Iovine propose un tout nouveau talent, Mya, il vient de lui signer un album. Pras écoute dans sa voiture, il ne trouve pas ça ouf. Wyclef n’est pas non plus super emballé. Mais ODB qui avait écouté un peu l’album pousse en disant : “C’est qui ? Elle est excellente, ça va tuer sur ce morceau”. Mya a 18 ans, elle est venue enregistrer dans le studio sans vraiment croiser Pras, ODB ou même Wyclef, elle était juste avec son père, ça a duré quelques minutes. Et elle se retrouve propulsée sur le tube d’une vie.
Quand le clip et le single de “Ghetto Superstar” sort, c’est une bombe totale. Il entre dans le Top 15 du Billboard US pendant 5 semaines et devient premier des tops européens, notamment en Allemagne, en Irlande et aux Pays-Bas. C’est le refrain va traverser le temps, encore plus que son original de Dolly Parton et Kenny Rogers signé des Bee Gees. Au fil des années, il a été repris de nombreuses fois, notamment par Taylor Swift pendant une tournée en disant que c’était le tube de ces années collège. Et Taylor le dédicace à Mya. Elle n’a failli pas être sur le morceau et pour le monde entier, “Ghetto Superstar” est un tube de Mya.
C’est pourtant le plus grand hit de Ol Dirty Bastard et aussi du Wu-Tang Clan dans son ensemble. La seule compétition étant sûrement le “Fantasy” de Mariah Carey avec aussi ODB. C’est fou de partir des censures de Brooklyn Zoo et finir sur un des plus gros tubes Hip Hop des années 1990 relié à une comédie avec la légende Warren Beatty, les Fugees surpuissants à l’époque et la découverte d’une nouvelle pépite Mya pour finir par être le track le plus écouté par Taylor Swift au collège. Tout ça en débarquant par erreur dans un studio. ODB c’était vraiment tout ça à la fois, des histoires à multiples tiroirs qui ne s’arrêtent jamais.
Et cette histoire multiple, vous la retrouvez sur notre boutique Music Sounds Better With Us avec toute une sélection autour du Wu-Tang, de Ol Dirty Bastard, des Fugees et de Bulworth. Car c’est aussi ça l’histoire de Music Sounds Better With Us, la passion à travers les multiples références, cinéma comme musique, les objets, les disques, les souvenirs, à très bientôt pour un nouvel épisode.
Ah non avant de partir, Wyclef et ODB se sont retrouvés un peu plus tard la même année sur un morceau d’un groupe affilié du Wu-Tang, les Sunz Of Man. Les mêmes Sunz Of Man qu’on retrouve sur “La Saga” d’IAM et sur la BO de Ghost Dog dont je vous parlais dans l’épisode précédent.
Et ce morceau “Shining Star” est encore une reprise signée Wyclef d’Earth Wind & Fire. Et le même morceau a été samplé sur le remix famous de “Shamrocks & Shenanigans” de House of Pain dont je vous parlais dans l’épisode sur Judgment Night. Voilà, absolument Tout est un cercle. Allez, à plus.